Les attentives

Lettre no. 157 de Guillaume Apollinaire à Louise de Coligny-Châtillon

 

15 mai 1915

 

LES ATTENTIVES

 

Celui qui doit mourir ce soir dans les tranchées

C’est un petit soldat dont l’œil indolemment

Observe tout le jour aux créneaux de ciment

Les Gloires qui de nuit y furent accrochées…

Celui qui doit mourir ce soir dans les tranchées

C’est un petit soldat mon frère et mon amant !

 

Et puisqu’il doit mourir je veux me faire belle

Je veux de mes seins nus allumer les flambeaux

Je veux de mes grands yeux fondre l’étang qui gèle

Et mes hanches je veux qu’elles soient des tombeaux

Car puisqu’il doit mourir je veux me faire belle

Dans l’inceste et la mort ces deux gestes si beaux

 

Les vaches du couchant meuglent toutes leurs roses

L’Aile de l’oiseau bleu m’évente doucement

C’est l’heure de l’Amour aux ardentes névroses

C’est l’heure de la Mort et du dernier serment

Celui qui doit périr comme meurent les roses

C’est un petit soldat mon frère et mon amant.

                                           *

Mais, Madame écoutez-moi donc

Vous perdez quelque chose

– C’est mon cœur, pas grande-chose

Ramassez-le donc

 

Je l’ai donné je l’ai repris

Il fut là-bas dans les tranchées

Il est ici… j’en ris, j’en ris

Des belles amours que la mort a fauchées

                                           *

L’espoir flambe ce soir comme un pauvre village

Et qu’importe le Bagne ou bien le Paradis

L’amour qui surviendra me plaira davantage

Et mes yeux, sont-ce pas de merveilleux bandits.

Puis quand malgré l’amour, un soir je serai vielle

Je me rappellerai la mer, les orangers

Et cette pauvre croix sous laquelle sommeille

Un cœur parmi des cœurs que la gloire a vengés

                                           *

Et tandis que la lune lui

Le cœur chante et rechante, lui :

« Mesdames et mesdemoiselles

« Je suis bien mort ! Ah ! quel ennui

« Et ma maîtresse que n’est elle

              « Morte en m’aimant la nuit. »

                                           *

Mais écoutez-les donc les mélopées

Ces médailles si bien frappées

Ces cloches d’’ or sonnant des glas,

Tous les muguets, tous les lilas

 

Ce sont les morts qui se relèvent

Ce sont les soldats morts qui rêvent

Aux amours qui s’en sont allés

              Immaculés

Et désolés

                                           *

Le 13 mai de cette année

Tandis que dans les boyaux blancs

Tu passais masquée, ô mon âme

Tu vis tout d’un coup les morts et les vivants

Ceux de l’arrière, ceux de l’avant

Les soldats et les femmes….

Un train passe rapide dans la prairie en Amérique…

Les vers luisants brillent cette nuit autours de moi

Comme si la prairie était le miroir du ciel

                             Étoilé

Et justement un ver luisant palpite

Sous l’Étoile nommée Lou

Et c’est de mon amour le corps spirituel

                             Et terrestre

Et l’âme mystique

                             Et céleste…

Les attentives