Rêverie sur ta venue
Lettre no. 76 de Guillaume Apollinaire à Louise de Coligny-Châtillon
RÊVERIE SUR TA VENUE
Mon Lou, mon Cœur, mon Adorée,
Je donnerais dix ans, et plus,
Pour ta chevelure dorée,
Pour tes regards irrésolus,
Pour ta chère toison ambrée
Plus précieuse que n’était
Celle-là dont savait la route,
Sur la grand’route du Cathai
Qu’Alexandre parcourut toute,
Circé que son Jason fouettait.
Il la fouettait avec des branches
De laurier-sauce ou d’olivier,
La bougresse branlait des hanches
N’ayant plus rien à envier
En faveur de ses fesses blanches.
Ce qu’à la Reine fit Jason
Pour ses tours de sorcellerie,
Pour sa magie et son poison
Je te ferai, ma chérie,
Quand serons seuls à la maison.
Je t’en ferai bien plus encore !
L’amour, la schlague et cœtera…
Un cul sera noir comme un Maure
Quand ma maîtresse arrivera…
Arrive, ô mon Lou que j’adore !
Dans la chambre de volupté
Où je t’irai trouver à Nimes,
Tandis que nous prendrons le thé,
Pendant le peu d’heures intimes
Que m’embellira ta beauté
Nous ferons cent milles bêtises…
Malgré la guerre et tous ses maux
Nous aurons de belles surprises :
Les arbres en fleur, les Rameaux,
Pâques, les premières cerises…
Nous lirons dans le même lit,
Au livre de ton corps lui-même
– C’est un livre qu’au lit on lit –
Nous lirons le charmant poème
Des grâces de ton corps joli.
Nous passerons de doux dimanches
Plus doux que n’est le chocolat,
Jouant tous deux au jeu des hanches.
Le soir j’en serai raplapla,
Tu seras pâle aux lèvres blanches.
Un moins après tu partiras…
La nuit descendra sur la terre.
En vain, je te tendrai les bras
Magicienne du mystère,
Ma Circé, tu disparaîtras…
Où t’en iras-tu, ma jolie ?
À Paris, dans la Suisse ou bien
Au bord de ma mélancolie :
Ce flot méditerranéen
Que jamais, jamais on n’oublie ?
Alors sonneront, sonneront
Les trompettes d’artillerie.
Nous partirons et ron et ron
Petit parapon, ma chérie,
Vers ce qu’on appelle le Front
J’y ferai, qui sait ? des prouesses
Comme font les autres poilus,
En l’honneur de tes belles fesses,
De tes doux yeux irrésolus
Et de tes divines caresses.
Mais en attendant, je t’attends.
J’attends tes yeux, ton cou, ta croupe…
Que je n’attende pas longtemps
De tes beautés la belle troupe
M’amie aux beaux seins palpitants
Et viens-t-en donc puisque je t’aime
Je le chante sur tous les tons…
… Ciel nuageux… la nuit est blême…
La lune chemine à tâtons…
Une abeille sur de la crème…
4 fév. 1915